2.6.17

UN FOU D'IRIS

C'était il y a bientôt vingt ans. Un soir d'hiver, alors que toute la famille est réunie pour fêter Noël, je reçois un appel téléphonique en anglais :
« Bonsoir Sylvain. Je suis à la gare de Tours, j'attends un train pour m'emmener à Bordeaux. Pourrions-nous nous voir ? » 
C'était Sergeï Loktev, en voyage en France, solitaire et un peu malheureux. Il était en route pour aller rendre visite à Lawrence Ransom. Rien ne l'avait retenu, ni la proximité des Fêtes, ni les jours trop courts, ni la dépense énorme. Il voyageait comme un chemineau, s'arrêtant dans une gare pour passer la nuit dans la salle d'attente... Rien ne l'arrêtait, rien ne pouvait l'éloigner de son rêve : les iris.

J'avais fait sa connaissance peu auparavant, alors que je cherchais à diversifier ma collection d'iris avec des variétés hors du commun. Il venait de créer la Société Russe des Iris, dont le nom faisait alors allusion à la Communauté des Etats Indépendants, créée par Gorbatchev sur les ruines de l'empire soviétique. Il était pratiquement seul, dans un pays en plein chaos, où les gens se préoccupaient plus de leur avenir que de leur jardin, à abandonner tout pour se consacrer aux iris ! Car c'est ce qu'il venait de faire : il avait liquidé le garage dont il avait hérité et qui le faisait vivre, pour s'adonner sans partage à son unique passion. Dieu seul sait par quelles combines il avait réussi à réunir suffisamment d'argent pour se procurer les papiers nécessaires à sa sortie de l'URSS, le prix d'un AR Moscou-Paris par l'Aeroflot, et un peu de monnaie pour les billets de train et de quoi manger... Comme un clochard ou un chercheur d'or en route pour le Klondike, il visitait tout ce que la France pouvait avoir d'amateurs et de producteurs d'iris.

Toujours par des moyens hasardeux et compliqués il s'est procuré des variétés récentes américaines, australiennes et françaises, et il s'est lancé dans l'hybridation, créant de nouveaux iris avec une frénésie incroyable et enregistrant par dizaines chaque année ses diverses obtentions.

Il a acquis ainsi une certaine renommées. Chacun le prenant pour un doux dingue, mais reconnaissant que parmi ses milliers de semis il y avait quelques variétés qui valaient la peine. Peu à peu il s'est creusé une place dans le petit monde des iris et, avec l'extraordinaire énergie qu'il mettait en œuvre, il a rassemblé autour de lui une brassée d'iridophiles venant de tout l'ex-empire soviétique, tout aussi enthousiastes que lui, qui ont, en quelques années, placé leurs pays parmi les grandes nations de l'irisdom.

Parvenu à être connu et apprécié, et disposant d'un petit peu de ressources matérielles, il a pu se rendre aux Etats-Unis -peut-être même en Australie, mais je n'en suis pas certain – puis participer comme juge international au Concours de Florence et à FRANCIRIS. Il a partout laissé un souvenir inoubliable. Sa petite silhouette surmontée d'une crinière à la lionne circulait dans les jardins, toujours solitaire, s'égarant dans les villes, mais réussissant néanmoins à être présente aux moments essentiels. Sa conversation était rare et brève, ses gestes délicats, ses attitudes mystérieuses. Mais on découvrait à l'occasion une intelligence pointue et une culture étendue, tant littéraire que scientifique.

SergeÏ Loktev était à la fois un poète romantique et un « mâle alpha », une personnalité complexe, un être à la fois éloigné des contingences terrestres, et sachant agir avec ténacité pour arriver à ses fins. Les misères de notre monde l'ont rattrapé. Elles l'ont emporté vers les étoiles, celles où se trouvent les plus merveilleux des iris.

Iconographie : 



Portrait de Sergeï Nikolaievitch Loktev

Quelques-uns de ses iris dédiés à de grands écrivains :


    - Edgar Poë 


    - Henrik Ibsen 


    - Remarque 


    - Stefan Tsweig

2 commentaires:

Loïc a dit…

Merci Sylvain pour ce sensible hommage. Je n'oublierai jamais son passage éclair parmi nous.

Anonyme a dit…

Magnifique hommage que tu lui rends Sylvain. Seb