20.1.17

À LA MANIÈRE DE... MATHIAS ÉNARD (« BOUSSOLE »)

… C'est comme à Baden-Baden quand je suis allé y passer les fêtes de fin d'année chez mon oncle Pierre, du temps qu'il y était en fonction ; pour le soir de la St Sylvestre il avait pris des places pour le concert donné au Kurhaus par l'orchestre du Südwestfunk que dirigeait Michael Gielen, lequel, pour la circonstance, avait préparé un programme dit « léger » qui se composait de la marche et des fragments turcs d'Ippolitov-Ivanov, de Shéhérazade de Rimsky-Korsakov et de l'ouverture et la marche turque des Ruines d'Athènes de Beethoven, un programme très oriental, donc. C'était la première fois que j'allais assister à un concert symphonique et rien qu'à cette idée j'étais dans un état d'excitation considérable car ma mère m'avait souvent décrit les concerts qu'elle avait fréquentés dans sa jeunesse, immédiatement après la guerre, au temps où elle était étudiante à la Sorbonne, et j'en avais retenu l'image de quelque chose de grandiose, à la fois solennel et enthousiasmant, réservé à des privilégiés friands à la fois de musique et de mondanités, fréquemment elle fredonnait un thème de symphonie ou de concerto que je trouvais magnifique. Le brouhaha qui emplissait la salle au moment où nous sommes entrés, les costumes sombres des hommes, les robes élégantes et les bijoux scintillants des dames, l'odeur qui se répandait, mélange de tabac et de parfum chic, tout contribuait à m'intimider et à me rendre fébrile, ce fut bien plus intense quand les musiciens firent leur apparition sous les applaudissements du public, bientôt suivis par la haute silhouette du chef, impeccable en habit noir, chemise immaculée et nœud papillon blanc. J'avais quatorze ans ; dès les premières mesures j'étais tellement transporté que je retenais mon souffle comme si ce qui pénétrait en moi par les oreilles allait se substituer à l'air dans mes poumons. Mon oncle, lui-même excellent flûtiste amateur, écoutait avec un air grave que je ne lui connaissais pas ; j'avais l'impression de participer à quelque cérémonie majestueuse et enivrante, et à la fin de l’œuvre d'Ippolitov-Ivanov, pourtant bien mièvre quand j'y pense aujourd'hui, j'avais le cœur battant et les yeux mouillés. L'effet de Shéhérazade fut encore plus violent, les interventions du violon solo, toutes de grâce et de sentiment, m'émouvait au plus au point, je crois que c'est à ce moment que j'ai inconsciemment décidé que ma vie serait consacrée à la musique, et c'est aussi, peut-être, à ce moment qu'est née mon attirance pour l'Orient. A moins que cela ne soit dû à Sarah, dont j'allais faire le connaissance quelques années plus tard, et à l'art avec lequel elle parlait de l'Iran et des poètes et philosophes persans : Hafez, le poète de Chiraz, ou Sadegh Hedayat, le premier romancier iranien...

 C'est aussi à Sarah que je dois l'autre thème de ma symphonie personnelle, celui qui étonne tellement ceux qui en apprennent l'existence. J'étais venu en Touraine passer quelques jours, au début de mai, chez Grand Mère et je m'ennuyais un peu dans la grande maison rurale, isolée, à Saint Benoît la Forêt, à l'orée de la forêt de Chinon, quand je reçus ce SMS sibyllin où Sarah me demandait de venir la rejoindre à Bordeaux sans tarder. Deux jours plus tard, pas fâché, en fin de compte, de m'éloigner un peu de ma retraite chinonaise, je la retrouvais en gare de Bordeaux St Jean où elle m'attendait ; elle portait un jean très étroit et un pull blanc sur lequel se déployait sa magnifique chevelure rousse, mais se sont ses yeux bleu profond et son étrange sourire qui, de nouveau, faisaient chavirer mon cœur. « Ne me demande pas pourquoi je t'ai fait venir, me dit-elle, j'ai loué une voiture et je t'emmène vers quelque chose qui va te plaire. » Et c'est ainsi qu'à peine descendu du train je me suis retrouvé sur l'autoroute en direction de Toulouse, extrêmement intrigué, mais incapable de poser la moindre question tant ma conductrice paraissait enthousiaste et bavarde. Nous nous sommes arrêtés pour déjeuner dans banal restaurant d'autoroute où nous sommes restés le moins de temps possible, puis, en début d'après-midi, à partir d'Agen, nous avons rejoint le réseau régional. C'est à ce moment qu'elle consentit enfin à m'expliquer ce qui nous amenait dans cette paisible campagne.

Sarah (toujours enthousiaste) :
 « Tu vas faire la connaissance des iris, car je suis sûre que tu ignores tout de cette plante.
Moi (plus que surpris) :
Des iris ? Il y en a chez ma grand-mère. Pourquoi venir jusqu'ici ?
 Sarah : Parce que ceux que tu vas voir vont changer l'opinion que tu peux avoir sur cette plante. Sais-tu que l'iris est en grande partie originaire d'Orient ? Les iris modernes ont une double origine : dalmate et turque. En Dalmatie, une première souche, celle des petits iris bleus, si parfumés ; en Turquie, en Anatolie exactement, une autre souche, plus grande et plus spectaculaire. Au début du XXe siècle des horticulteurs anglais et français ont eu l'idée de mélanger ces deux origines et ils ont obtenu des iris qui réunissaient les qualités des deux espèces de base. Comme tu vois, l'iris actuel est consubstantiel de l'Orient. Tu ne peux pas parler de ces régions et de l'influence qu'elles ont toujours eu sur les européens sans faire le parallèle avec l'union des iris d'Occident et des iris d'Orient. Des passionnés ont développé cette plante interspécifique et tu vas voir ce qu'ils sont parvenus à faire ! »


J'étais dubitatif sur l'intérêt que je pouvais trouver à cette question, mais j'étais en même temps curieux de ce que Sarah allait me présenter. Au détour d'une petite route départementale, au pied d'une douce colline, nous sommes arrivés devant une forte demeure près de laquelle un homme en tenue de paysan se tenait accroupi, retirant méticuleusement quelques herbes. Notre arrivée n'a pas eu l'air de lui faire plaisir mais la bonne humeur de Sarah a néanmoins réussi à lui arracher l'amorce d'un sourire. Elle fit les présentations : « Voici M. Ransom, me dit-elle, M. Ransom voici mon ami Frantz, que j'ai fait venir de Vienne en Autriche pour qu'il découvre votre travail. » « Je n'ai pas beaucoup de temps à vous consacrer,répondit le personnage bourru qui se tenait devant nous, mais vous pouvez circuler seuls dans le jardin ! Je viendrai vous saluer quand vous serez prêts à repartir ! », et il nous planta là, sans autre manifestation d'intérêt pour notre présence. Sérieuse comme un guide professionnel, Sarah entreprit donc de me faire parcourir les plantations d'iris de ce monsieur si peu attiré par ses visiteurs. Nous avons fait l'ascension du coteau et découvert des milliers d'iris alignés comme des militaires à la parade. C'est l'incroyable variété des coloris qui a d'abord retenu mon attention et j'ai ressenti aussitôt ce point dur dans ma poitrine qui caractérise mes plus fortes émotions. Sarah, tout en circulant entre les touffes en fleur, m'expliquait avec son incroyable bagout pédagogique comment et dans quel but ces plantes imposantes avaient été créées ; elle insistait sur le fait qu'une fois obtenus et sélectionnés les nouveaux iris commençaient une existence qui pouvait ne pas avoir de fin. « Fabriquer une plante nouvelle, disait-elle, c'est exercer une prérogative divine, celle de créer quelque chose d'éternel ; Si rien d'extérieur et lié à la destinée des choses ne vient interrompre brutalement la vie de cette plante, elle continuera d'exister jusqu'à la fin des temps ! Tu te rends compte de la responsabilité d 'un créateur d'iris ! Et quand on dispose de cette palette infinie, on pense aux innombrables combinaisons qui peuvent en résulter et on ne peut même pas imaginer l'immensité du domaine dans lequel on pénètre. Tout cela, un homme le tient entre ses doigts ; avec quelques connaissances en génétique, beaucoup de goût et autant de chance, il compose, un peu comme un musicien avec les sons et les rythmes, une œuvre qui sera là pour toujours ! » C'est ce parallèle entre le compositeur et l'hybrideur qui, je crois, a emporté mon propre enthousiasme, et savoir en plus que ce nouveau monde auquel j'accédais brusquement était le fruit d'une alliance entre l'Orient et l'Occident ajoutait à l'addiction vers laquelle je me sentais entraîné. C'est ainsi que de musicologue orientaliste je suis devenu, en quelques heures, un iridophile convaincu...

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