17.6.16

LUMIÈRE ET POÉSIE

Avez-vous remarqué ce que disent ceux qui parlent de ce qui s'est passé en eux au moment où ils ont été attirés par les iris ? La plupart du temps ils s'expriment ainsi : « J'ai été accroché (ou, en anglais, I've been hooked) ». Ils ont ressenti quelque-chose de violent, qu'en d'autres circonstances ils auraient pu qualifier de coup de foudre. Tout ce qu'écrivent les fans d'iris à propos de leur passion est exprimé dans des termes pratiquement semblables : « J'ai été ensorcelé ». C'est un peu comme si les fleurs étaient là comme les amorces au crochet de l'hameçon, et le spectateur comme le poisson, tranquille au fil de l'eau, et soudain irrésistiblement attiré par l'appas. L'iris – mais pour d'autres ce sera la rose ou l'orchidée – exerce donc sa séduction d'une manière inexplicable mais définitive.

Cette attirance est bien le fait de la fleur. Car la plante elle-même n'est pas spécialement séduisante, et même si, quand on la connaît bien, on finit par lui trouver de l'intérêt, ce n'est jamais à cause d'elle que l'on se dit accroché. C'est la fleur qui vous piège. On la trouve élégante, charmante, gracieuse, voire somptueuse, et même sensuelle ou voluptueuse. Des qualificatifs qu'on destine en général à la femme, et qui confirment qu'on est dans une affaire de séduction.

 Mais cette séduction aurait du mal à s'exercer s'il n'y avait pas la lumière. Allez faire un tour au jardin un jour de grisaille, et vous ne serez pas touchés de la même manière que dans l'éclatante lumière d'un matin de printemps ou dans l'air doré d'un soir de mai. J'en ai souvent fait l'expérience au moment des concours d'iris auxquels j'ai pris part. L'enthousiasme vous saisit lorsque le matin on fait un premier tour parmi les plantes en fleur au moment où les dernières gouttes de rosée perlent encore à la pointe des feuilles ou s'attardent en grains d'argent à la surface des sépales. Les choses auront bien moins d'attrait le lendemain, dans la bruine et la bise.

 L'image qui nous est transmise par la lumière varie avec l'intensité de celle-ci et plus la lumière sera chaude, ou claire, plus la séduction s'exercera. Mais il ne faut pas que cette lumière agisse avec brutalité. Sous la brûlure de midi, dans la chaleur d'un soleil de plomb, la délicatesse des fleurs se trouvera altérée et l'admirateur les appréciera moins. C'est pourquoi à l'heure où le soleil décline et que les ombres s'allongent, le charme opère de nouveau, d'une manière différente, mais tout aussi addictive. Les fleurs, d'ailleurs, savent jouer de cette lumière pour tenir leur rôle. Car séduire des humains est le dernier de leurs soucis, elles sont là pour assurer, et garantir, la perpétuation de l'espèce. Elles usent d'artifices pour attirer les insectes fécondateurs, mais l'appas ou le leurre n'affectent pas seulement les bourdons, les êtres humains y succombent également. Elles profitent des variations de la lumière comme d'un fard destiné à accroître leur pouvoir. La lumière est leur allié et elles ont appris à en jouer. Pourquoi cet aspect velouté ? pourquoi ces reflets soyeux ? pourquoi ces couleurs infiniment variées, si ce n'est pour profiter au maximum de l'incidence de la lumière ?

 Les insectes se contentent des phénomènes naturels. Les êtres humains y ont ajouté une création de leur esprit : la poésie. Dans la vivacité des couleurs, les insectes ne perçoivent que l'existence d'un riche garde-manger, dans les barbes ils ne voient que la perspective d'une nourriture délicate. Dans le replat des sépales ils n'apprécient que la possibilité d'atterrir sans dommage. Les hommes ont imaginé autre chose. Ils associent ce qu'ils voient à des notions abstraites comme le charme, la délicatesse, l'élégance, la grâce... Une fleur n'est pas qu'un organe de reproduction, c'est tout ce que dans leur subconscient ils associent à la féminité. Ils sont proches même d'oublier le côté procréatif pour ne songer qu'à la beauté. Et souvent ils délirent. Une fleur d'iris c'est une coupe de nectar ; les couleurs, qui ne sont là que pour servir de balises, sont décrites en termes de comparaison avec ce qu'il y a de plus joli ; les ondulations destinées à rigidifier des pièces florales devenues lourdes et larges sont prises pour de la dentelle ; qu'ils soient ouverts comme des offrandes, ou refermés comme pour abriter des secrets, on ne voit plus dans les pétales les boucliers protégeant les fragiles organes sexuels, mais les dômes d'édifices religieux ou les bras ouverts de prêtresses en extase. Ce n'est plus de l'histoire naturelle, c'est de la pure poésie. Il n'est pour s'en convaincre que de lire les noms donnés à certaines variétés dont le caractère évocatif n'est pas seulement destiné à susciter un geste d'achat, mais, plus spontanément, à exprimer la fascination subie par l'obtenteur : 'Wings of Peace', 'Cardinal in Flight', 'Fille du Vent', 'Caresse d'un Soir', autant de noms, parmi des milliers d'autres, dont la qualité poétique est évidente.

Lumière et poésie s'allient pour enchaîner les admirateurs d'iris (mais aussi, et pour les mêmes raisons, les admirateurs d'autres fleurs) et en faire des adorateurs inconditionnels de la plante dont ils sont tombés amoureux.

Illustrations :

 'Wings of Peace' (G. Sutton, 1996)

 'Cardinal in Flight' (Schortman, 1978)

'Fille du Vent' (Jacob, 2015)

 'Caresse d'un Soir' (Chapelle, 2010)

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