25.12.15

L'ÉCUELLE DE JÉSUS

Conte de Noël 
(dans le style de Françoise Chandernagor – La Vie de Jude, Frère de Jésus – et avec des informations puisées dans cet excellent ouvrage) 

A Nazara où ils habitaient, Marie et ses fils vivaient dans l'amour de Dieu et dans la pauvreté, car depuis la mort de Joseph les ressources de la famille se limitaient à ce que Jésus gagnait à fabriquer de ses mains des portes, des pièces pour les araires et pour les moulins ou, parfois, à équarrir des poutres pour les demeures des riches. S'y ajoutait le produit de la vigne cultivée par Jacques le second fils, et la vente du fruit de quelques oliviers. Les autres enfants étaient trop jeunes pour travailler et ils s'amusaient à courir dans la campagne, à lancer des pierres aux chèvres qui paissaient dans les collines et à sauter dans les flaques d'eau lorsque la pluie avait détrempé les chemins. Marie, elle, avait tout à faire dans la maison, préparer la nourriture, filer la laine, pétrir et cuire le pain en chantant les joies de la vie et les louanges du Seigneur. C'est elle qui gardait sur son sein les quelques sicles qui constituaient toute la fortune de la famille.

 Des cinq garçons de la fratrie, c'est José, le troisième, qui se montrait le plus rebelle, refusant d'obéir à Jésus et s'en prenant sans raison aux uns et aux autres. Cette insubordination fâchait souvent son aîné, cependant celui-ci traitait toujours son jeune frère avec indulgence et bonté.

 Cette année-là, alors que s'approchait le jour anniversaire de la naissance de Jésus, dans les derniers jours de décembre, José s'était montré très colère parce que Marie avait refusé qu'il ajoute quelques figues au pain de son repas. Il s'était levé brusquement et, dans la confusion qui avait suivi cet éclat, l'écuelle dont Jésus se servait pour boire avait été brisée. Marie en avait été fort peinée car c'est elle qui, l'année précédente, avait offert cette écuelle à son fils aîné. Elle avait longuement économisé pour cet achat car son gendre Nephtali, le potier, ne lui faisait grâce de rien et lui avait demandé un prix élevé. C'était une jolie écuelle finement tournée, ornée d'un dessin sombre représentant une gracieuse fleur d'iris, à l'image de celles que l'on trouve au bord du chemin pierreux qui descend vers Tibériade. Tout le monde avait admiré l'art de Nephtali dans l'ornement de ses poteries. Mais José s'était montré jaloux car lui-même devait boire dans une vulgaire écuelle grise. Marie l'avait grondé en lui disant qu'il n'était pas bon d'envier le bien des autres et que Jésus, dont le seul travail nourrissait tout le monde, avait bien mérité ce présent. José cependant s'était éloigné et, assis tout au bout de l'aire à vanner, avait pleuré silencieusement.

Que l'écuelle de Jésus ait été brisée avait été considéré par tous comme un véritable malheur. Jésus lui-même avait jeté à son jeune frère un long regard noir qui avait eu pour effet d'accroître sa méchante humeur. Quand il eut séché ses pleurs, sans dire où il allait, il se dirigea en courant vers le bas du village. Il descendit jusqu'au-delà des dernières maisons. En cours de route il ne rencontra personne, car à cette heure tous les villageois terminaient leur repas ou s'allongeaient un moment pendant les heures les plus chaudes, même en ce début d'hiver. Quand au détour du chemin il se vit seul dans la campagne, le petit garçon eu un peu peur, il s'écarta donc de la route et se cacha sous les basses branches d'un gros figuier que l'automne très doux n'avait pas encore dépouillé de ses feuilles. Dans son cœur le flot de la colère avait commencé de s'apaiser. Mais quand il revoyait le regard sombre et chagrin de son grand frère Jésus, un sentiment bizarre l'envahissait. Pour l'éloigner il se répétait combien il trouvait injuste que Jésus possédât une belle écuelle vernissée alors que lui devait boire dans un vieux bol ébréché. Une autre voix cependant lui murmurait : « Souviens-toi que, depuis la mort de Joseph, c'est sur Jésus que repose tout le poids de la famille. Reconnais qu'il est toujours avec toi indulgent et généreux. Ne te donne-t-il pas une pièce chaque fois que tu l'aides à ranger le bois sous l'appentis ? Et Marie, qui a fait ce cadeau à son grand fils, n'est-elle pas la plus douce et la plus tendre des mères ? » A force de ressasser ces idées contradictoires, José finit par s'endormir. Il ne rouvrit les yeux que lorsqu'un rayon de soleil déjà bien bas se fut infiltré jusqu'à lui sous les feuilles. Il n'avait plus l'envie d'être seul. Il rejoignit la route et reprit en sens inverse les lacets montants et poussiéreux. Devant lui les maisons basses et blanches prenaient à cette heure des reflets dorés. Et c'est à cet endroit qu'il retrouva son meilleur ami, Hillel. Comme le faisaient habituellement les jeunes garçons, c'est lui qui surveillait les deux chèvres familiales broutant les buissons de ciste. A la question que lui posait son camarade José répondit vaguement car si son cœur était encore alourdi par le souvenir de l'incident du matin, il ne tenait pas à en informer le petit chevrier. Mais Hillel ne s'offensa pas de ces propos obscurs et ensemble ils prirent une venelle raide et tortueuse qui les mena jusqu'au plus haut du village, car il était temps de revenir à la maison.

 Tout en haut, endroit bien ensoleillé mais abrité par de nombreux oliviers, plusieurs villageois possédaient un bout de jardin. C'était le cas de Nephtali, le potier, qui était aussi le beau-frère de José car il avait épousé sa grande sœur Léa. Justement Nephtali, ayant abandonné un moment l'ombre fraîche de son atelier, armé d'une lourde houe, était venu sarcler les légumes dont toute sa famille faisait ses repas. Son deuxième fils, Gad, était avec lui. José avait une vive affection pour son neveu, dont il jalousait néanmoins le petit nez busqué, les grands yeux sombres et les longs cils recourbés. Mais Gad était d'un caractère vif et enjoué et son rire clair et gai plaisait à tous ceux qui l'approchaient. Avec la spontanéité de ses huit ans il interrogea son cousin, de trois ans son aîné :
« José ? Que fais-tu là ? Pourquoi n'es-tu pas, comme Hillel, à garder vos chèvres dans les collines ?
 Mal à l'aise, José resta un moment silencieux, mais il finit par avouer qu'il s'était enfui parce qu'une force mauvaise avait envahi son cœur.

Les trois garçons s'éloignèrent un peu et vinrent s'asseoir à l'extrémité du village, à cet espace que l'on nomme les Portes, là où les hommes se rassemblent pour discuter et où, le jour du sabbat, on se réunit pour la prière. Est-ce en raison de la solennité du lieu, ou parce que sa colère était enfin tombée, que José s'était décidé à raconter à ses compagnons comment il avait renversé et brisé l'écuelle de Jésus ? Le Très Haut seul aurait pu répondre à cette question. Après cet aveu, les trois enfants restèrent un instant silencieux ; c'est alors que José brusquement se remémora une phrase qu'il avait, à cet endroit précisément, entendue de la bouche de Jésus. Alors que celui-ci prenait la parole devant les Anciens, il avait dit : « Que jamais le soleil ne se couche sur notre colère. » C'est cette parole qui résonnait à cet instant dans le cœur révolté du garnement. Il ressentit alors comme un miel très doux qui aurait coulé dans sa poitrine. Et comme Nephtali venait de passer près d'eux, s'en revenant vers sa demeure avec sa houe sur son épaule, il abandonna ses compagnons et le suivit.

Sous sa tunique de laine blanche liserée d'un filet bleu, José portait toujours autour de la taille, retenue par une cordelette de chanvre, une petite bourse de cuir dans laquelle il gardait précieusement les quelques petites pièces que Jésus lui donnait quand, dans un bon jour, il avait consenti à lui rendre un service. Il pénétra dans l'échoppe du potier et, d'une voix faible et embarrassée, expliqua à son beau-frère qu'il avait cassé la jolie écuelle de Jésus et qu'il voulait la remplacer. Nephtali était pauvre et sévère. Mais l'air contrit du petit garçon le toucha suffisamment pour qu'il aille sur l'étagère chercher un bol semblable à celui qu'il avait vendu à Marie. Il demanda combien de pièces José avait dans sa bourse et fit un peu la grimace quand il entendit la somme dérisoire que lui annonçait son jeune parent. Néanmoins il lui remit l'écuelle neuve. Alors, sans demander son reste, José partit en courant.

Une autre phrase de Jésus lui était revenue à l'esprit : « Nul ne doit être joyeux tant qu'il n'a pas regardé son frère avec amour. » Il aurait bien aimé à ce moment trouver son grand aîné au travail, penché sur son établi, pour se réfugier dans les plis de sa tunique et lui demander pardon. Mais la maison était étonnamment silencieuse. Alors il se dirigea vers l'endroit où Marie serrait les objets des repas. Il leva les yeux vers la planche où les bols devaient se trouver. Mais son geste soudain s'interrompit : l'écuelle de Jésus était à sa place ! C'est alors qu'il perçut un léger frémissement derrière son dos. S'étant retourné vivement, il vit Jésus, debout, immobile : une lumière mystérieuse éclairait son visage, et ses yeux souriaient...

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Un rien rétro, mais un régal quand même: j'adore les contes de fée! Merci Sylvain!
Loïc