3.4.14

À LA MANIÈRE DE CHATEAUBRIAND (ATALA)

Ah, mon cher René, te souviens-t-il de l'histoire d'Agar, la servante égyptienne d'Abraham, et de son fils Ismaël ? Elle m'a été contée par mon mentor, Lopez, quand il espérait encore que je me convertisse à sa religion catholique. Sara avait fait chasser Agar et celle-ci errait dans le désert de Bersabée, sans boisson et sans nourriture. C'est un peu la situation qui était la nôtre, Atala et moi, alors que nous fuyions dans les solitudes démesurées du désert des Florides, sans autre ressource que les rares gibiers que je réussissais à capturer et sans nous désaltérer autrement qu'avec l'eau souvent corrompue des rivières qui se précipitent vers le Meschacebé.

 Pour nous éloigner au plus vite de nos poursuivants, il nous fallait traverser les fleuves que nous rencontrions au moyen d'un radeau, quand nous pouvions nous en fabriquer un à l'aide de branchages et de lianes, ou simplement à la nage. Quand nous étions épuisés par les grandes chaleurs du jour, nous nous abritions quelques heures sous ces mousses blanches qui pendaient des cèdres jusqu'à terre et nous offraient un abri paisible. Lorsque je contemplais, à mon côté, celle que la fatigue et le sommeil terrassaient, mon cœur débordait de tendresse et de reconnaissance pour elle, qui avait tout abandonné pour m'éviter la mort à laquelle j'étais promis.Je lui aurais offert tout ce que je possédais, mais j'étais à demi nu et démuni de tout. Alors je m'éloignais un peu et je faisais pour elle des colliers de graines d'azalées ou des couronnes de ces iris (1) d'un bleu céruléen que je trouvais souvent sur les berges et dans les combes humides où voletaient perruches vertes et colibris.

 Quand les ombres s'allongeaient et qu'une douce brise succédait à la moiteur des heures chaudes, nous reprenions notre fuite jusqu'à la nuit, en grand danger de devenir la proie des lynx ou des pumas abondants dans ces forêts. Je construisais alors une sorte de hutte où nous trouvions un fragile asile pour quelques heures d'un repos sans cesse interrompu par les mille bruits effrayants qui jaillissent de tous les coins de la savane. Nous prêtions l'oreille à toutes ces rumeurs mais je sentais à mes côtés l'angoisse qui empoignait le cœur d'Atala. Je sentais souvent les larmes qu'elle laissait tomber sur mon sein, et je haïssais notre sort auquel je ne voyais pas d'issue.

Après bien des jours de cette vie précaire et pratiquement sans espoir, nous entrâmes dans la chaîne des monts Alleganys et fûmes arrêtés par une branche du Tenase, fleuve qui se jette plus loin vers l'ouest dans l'Ohio.Pour continuer notre route, Atala me conseilla de fabriquer un canot avec des écorces de bouleau cousues à l'aide de racines écorchées de sapin et rendues étanches par une enduction de gomme de cerisier à grappe. C'est sur cet esquif que nous nous embarquâmes et que nous nous abandonnâmes au cours du fleuve, convaincus que celui-ci allait devenir notre tombeau. Il coulait un peu plus loin entre de hautes falaises et son flot s'accélérait pour contourner un âpre promontoire. Mais passé cet obstacle le cours s'apaisait brusquement et notre embarcation vint à se perdre dans un vaste marécage où nous redoutions à chaque instant de voir surgir un crocodile. Bientôt notre barque se trouva complètement entravée par des lianes rampantes et des touffes de plantes aux longues tiges étroites et souples, qui se terminaient par de gracieuses petites fleurs tri-pétales d'un rouge sombre et somptueux (2). Nous avons continué notre progression en marchant péniblement au milieu de cette végétation exubérante, jusqu'à ce qu'Atala, dont les forces déclinaient, me supplie de lui accorder un instant de repos.

 Je me suis appuyé le dos contre le tronc penché d'un sassafras. Tenant ma bien-aimée serrée sur ma poitrine, j'étais à cet instant le plus heureux des hommes. C'est à ce moment que nous entendîmes au loin un son qui ne pouvait être que celui d'une cloche. Il y avait donc des hommes dans ce désert et assez près de nous pour que parvienne jusqu'à nous le son rassurant de leur existence ? Allions-nous enfin trouver un asile ?

 (1) Iris versicolor (NDLA) 

(2) Iris nelsonii (NDLA) – à l'époque de ce récit cette espèce n'avait pas encore été décrite.

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