22.2.13

VOYAGE A MALETABLE

(quand M. de Bure croise des personnages balzaciens)

Lettre deJulien Cibot, maître- jardinier, à Marie-Guillaume de Bure, propriétaire. 
Malétable, le vendredi 24 avril 1830

 Monsieur,

Je serai le vendredi 5 mai à l’heure du souper au relais de Poste de la Briqueterie à Mortagne. J’ai fait préparer les chambres pour vos amis. J’espère qu’il fera meilleur qu’aujourd’hui, car le temps est à la pluie. Cela n’empêche pas les iris d’être splendides. La floraison commence à peine mais il y a des nouveaux qui me paraissent très intéressants, et le beau au cœur jaune que vous avez remarqué l’an dernier sera en pleine fleur quand vous arriverez. Ici, à Malétable, comme dans toute la Normandie, l’hiver à été très rude et les paysans manquent de tout. Beaucoup sont dans la misère, comme mon neveu Louis-François Pinagot, d’Origny le Butin, dont la femme va accoucher incessamment de leur quatrième enfant. Je leur ai fait parvenir deux livres de porc salé parce que je sais qu’ils n’ont pas mangé de viande depuis des mois ! (…)

 Lettre de M° Chesnel, ancien notaire à Alençon, à Victurnien d’Esgrignon.
 Paris, le vendredi 31 avril 1830

 Cher Victurnien,

 Je suis à Paris depuis une semaine, près de ma fille Marie qui, comme vous le savez, est l’épouse de M° Desroches, l’avocat de votre famille et de vous-même, et vient de donner naissance à un petit garçon baptisé Baptiste, mais je vais rentrer vendredi prochain à Alençon parce qu’un courrier m’a prévenu que M. votre père était au plus mal. Je tiens à être à son chevet lors de ses derniers moments. Je pense que je vous retrouverai à la malle de Poste, qui part à huit heures. (…)

 Lettre de Marie-Guillaume de Bure à Fabien du Ronceret, juge au Tribunal d’Alençon.
 Paris, le mardi 4 mai 1830

 Cher ami,

Je vous confirme que nous prendrons vendredi à huit heures du matin la malle-poste pour Alençon. Mon maître-jardinier nous attendra le soir à Mortagne et nous pourrons coucher chez moi puisqu’il n’y a qu’une lieue entre la Briqueterie, où se trouve le relais de Poste, et le village de Malétable. Comme convenu je vous ferai conduire à Alençon dès le lundi. Puisque votre ami M. de Manerville a manifesté le désir de voir, lui-aussi, mes modestes iris, il sera le bienvenu. A très bientôt, donc, Monsieur le Comte, (…)

 Lettre de Paul de Manerville à sa tante, la baronne de Maulincour, à Bordeaux.
 Paris, le mardi 11 mai 1830

 Ma chère tante, Mon très cher ami Fabien du Ronceret, qui s’intéresse vivement aux plantes, m’a proposé d’aller avec lui en Normandie visiter le jardin d’une de ses connaissances, Marie-Guillaume de Bure. Ce M. de Bure est le descendant de la famille de Bure d’Houry que vous avez sans doute connue du temps de sa splendeur, quand certains de ses membres exerçaient la profession d’éditeur à Paris et, héritiers des célèbres imprimeurs d’Houry, produisaient chaque année l’Almanach Royal. Ils avaient aussi imprimé l’encyclopédie de Diderot, tout ceci constituait un revenu impressionnant ! Ils ont connu des déboires majeurs et Marie-Guillaume, qui n’a jamais été libraire ou éditeur, s’est trouvé une passion pour l’horticulture en général et les iris en particulier. Il a proposé à Fabien que nous allions avec lui à Malétable, un petit village de l’Orne, près de Mortagne. Cela convenait admirablement à mon ami puisqu’il devait impérativement abandonner sa vie parisienne et rejoindre son poste de juge au Tribunal d’Alençon, tout près de là.
Nous voici donc partis en malle-poste pour le tréfonds du Perche, dans le but d’admirer des iris ! Je craignais un peu de m’ennuyer pendant ces longues heures de route, mais il n’en fut rien. En effet nous avons fait le chemin, fortuitement, en compagnie de ce joyeux compère qu’est Victurnien d’Esgrignon, dont vous connaissez la bonne humeur et le goût des plaisirs. Pourtant la cause de ce voyage était pour lui un sujet des plus sombres : le décès inéluctable de son père, le vieux marquis Carol d’Esgrignon, qui est âgé de quatre-vingts ans. Je ne crois pas que la fortune du marquis soit encore considérable, mais le peu que Victurnien recevra sera bienvenu pour celui à qui il manque toujours quelques milliers de francs et qui a déjà englouti plusieurs fois toutes ses rentes. Victurnien s’efforçait cependant de garder une attitude réservée car il était accompagné de son tuteur, un ancien notaire, et serviteur des Esgrignon depuis Louis XVI, Maître Chesnel, figure sévère de bourgeois qui se prend au sérieux.
Quoi qu’il en soit le voyage fut plutôt agréable. Nous avons relayé d’abord à Versailles, puis à Houdan, Dreux et Verneuil sur Avre. Il faisait complètement nuit quand nous sommes arrivés près de Mortagne, d’où l’un des domestiques de M. de Bure nous a convoyé en carriole jusqu’à Malétable.
Le domaine de notre hôte est une gentilhommière un peu semblable à l’un de ces « châteaux » du Bordelais : un corps de bâtiment étroit, encadré de deux ailes plus importantes. Cela n’est guère confortable, mais pour deux nuits, on peut s’accommoder d’un peu de rusticité !
Ce qui est remarquable, c’est le jardin. Il descend en pente douce vers un petit ruisseau qui gazouille entre deux rangs de saules et d’aulnes. On y trouve de longues bordures d’iris, tous plus beaux les uns que les autres. Quel enchantement de couleurs ! M. de Bure s’amuse à multiplier les plantes qui éclosent des graines qu’il recueille, et quand il trouve qu’une fleur issue de ces innombrables semis présente quelque intérêt, il l’enregistre sur un petit carnet et lui donne un nom. Il nous a présenté une fleur presque entièrement blanche, mais dont le cœur est d’un jaune d’or éclatant. C’est cette particularité qui m’a rappelé une jeune femme rencontrée il y a quinze ans, quand je fréquentais Henri de Marsay. Vous vous souvenez certainement de son histoire tragique : C’était la filleule du marquis de San-Real ; elle est morte dans des conditions mystérieuses. Elle se nommait Paquita Valdès et nous la surnommions « la fille aux yeux d’or », tant son regard étincelait. Voilà pourquoi j’ai suggéré à notre hôte de donner à son magnifique iris le nom de ‘Paquita Valdès’. Quand je lui eu expliqué pourquoi, cela lui a beaucoup plu et désormais la mémoire de la fille aux yeux d’or sera perpétuée dans un iris…

 Lettre de Marie-Guillaume de Bure à M. Le vicomte Debonnaire de Gif, Président de la Société Royale d’Horticulture de Paris.
 Paris, le lundi 5 juillet 1830

 Monsieur le Vicomte,

 Mon séjour à Malétable a du être écourté pour que je sois présent à Paris samedi dernier, pour les élections. Il y a tout lieu de penser que les républicains et les orléanistes vont l’emporter, et je crains de forts bouleversements pour la France. En Normandie, l’hiver a été particulièrement glacial, et la misère s’est installée dans les campagnes. La disette a provoqué de graves troubles, en particulier dans le Perche où des mendiants ont fait brûler de nombreuses chaumières lorsque les paysans ne leur fournissaient pas du pain. Quoi qu’il en soit, il faut que je vous informe de mon travail d’horticulture en direction des iris. Ces derniers semblent avoir apprécié l’inclémence du temps car ils sont été exceptionnellement florifères et vigoureux. De très nombreuses variétés nouvelles ont éclos pour la première fois. Vous trouverez ci-joint la liste de celles que j’ai retenues. Mais il en est une sur laquelle je voulais attirer spécialement votre attention. Il s’agit d’un iris parfaitement blanc, dont le cœur est coloré d’un jaune d’or du plus bel effet, les barbes en sont également jaunes. Ajoutez à cela des qualités végétatives excellentes, et vous aurez l’une des plus belles variétés que j’ai jamais obtenu. Je lui ai donné le nom de ‘Paquita Valdès’, en l’honneur d’une jeune femme de bonne noblesse espagnole, décédée brutalement en 1815 et dont le nom m’a été suggéré par le comte Paul de Manerville. Il semble que cette personne, que la jeunesse du moment appelait « la fille aux yeux d’or » en raison de la couleur étrange de son regard, ait été en relation avec M. de Marsay, dont vous savez qu’il pourrait avoir bientôt un intéressant destin politique. Je vous ai rapporté un rhizome de cet iris exceptionnel et je le ferai porter à votre hôtel dès demain par mon valet de pied.

 Notes relatives aux allusions contenues dans le texte ci-dessus : 
- Malétable est le village où Marie-Guillaume de Bure avait sa gentilhommière et où il cultivait ses iris ; 
- Louis-François Pinagot (1798/1876) était sabotier à Origny le Butin ; sa vie est décrite par Alain Corbin dans « Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot » ; 
- Les mésaventures de Victurnien d’Esgrignon sont racontées par Balzac dans « Le Cabinet des Antiques » qui se déroule à Alençon ; 
- Fabien du Ronceret est un autre personnage de La Comédie Humaine, il apparaît dans « Le Cabinet des Antiques », comme compagnon de Victurnien d’Esgrignon ; 
- M° Chesnel, entièrement dévoué à la famille d’Esgrignon, se démena pour tirer Victurnien d’un mauvais pas qui pouvait le conduire en prison (Le Cabinet des Antiques) ; 
- Paul de Manerville, gandin naïf et maladroit, surnommé « la fleur des pois » par ses compagnons, fut protégé par sa tante Mme de Maulincour, au moment de son mariage avec l’intrigante Natalie Evangélista ( Le Contrat de Mariage) ; 
- Henri de Marsay, beau, intelligent et ambitieux, familier de nombreuses femmes de la noblesse et en particulier de la princesse de Cadignan, fut Premier Ministre en 1832/33. C’est un des principaux personnages de La Comédie Humaine ; 
- Le vicomte Debonnaire de Gif fut véritablement Président de la SRHP dans les années 1830.

 Le reste est pure fiction. 



 Illustrations : 
Ce à quoi aurait pu ressembler ‘Paquita Valdès’ : 
- ‘Fandango’(F. Cayeux, 1930) 
- ‘Manou’ (F. Cayeux, 1947) 
- ‘Southern Comfort’(Hinckle, 1965) 
- ‘Lugano’ (J. Cayeux, 1939)

1 commentaire:

Loïc a dit…

Quel plaisir une fois encore!
Merci Sylvain.