14.12.12

A LA MANIERE DE ...

Amin Maalouf (Le périple de Baldassare) 

 (Pour ceux qui ne connaissent pas : Le héros, Baldassare, commerçant en curiosités dans une petite ville près de Beyrouth, a entrepris de se rendre à Constantinople, accompagné de ses deux neveux, pour se procurer un livre qui l’intrigue. Sur le chemin, il est rattrapé par Marta, une jeune femme qu’il aime en secret mais qui est mariée à un malfrat, et qui va elle-aussi à Constantinople, pour obtenir du sultan l’annulation de son mariage.)


 Journal de Baldassare 
10 septembre 1665

 Maudites soit les femmes qui ne peuvent pas retenir leurs gémissements lorsqu’elles approchent du paroxysme du plaisir ! Dans le khan où nous sommes arrivés hier soir, la nuit ne fut pas paisible pour un voyageur qu’une longue journée de chevauchée avait affaibli et endolori. Marta, allongée à mon côté, elle, a dormi d’un profond sommeil qu’elle a quitté ce matin fraîche et reposée. Je me suis, quant à moi, levé de fâcheuse humeur, et il m’a été pénible de reprendre la route. Notre caravanier, toujours autoritaire et suffisant, nous a expliqué que nous coucherions ce soir sous la tente, à proximité de la grande route entre Alep et Alexandrette. J’aime autant cette situation que l’inconfort d’un khan sans intimité. 

Vers midi nous sommes passés à Antioche. Pour ne pas nous retarder, le caravanier nous a fait contourner la ville par le nord, de sorte que nous n’en avons aperçu qu’une partie des remparts. Il est vrai que notre but n’est pas de visiter les prestigieuses villas romaines ou de retrouver les traces d’Antoine et de Cléopâtre, mais tout de même mes neveux auraient apprécié une courte escale. En fait nous avons tout de même obtenu que nous nous reposions un instant près de la Porte de Saint Paul, le temps de prendre notre repas à l’ombre de quelques pins. 

Plusieurs voyageurs se sont ensuite allongés et assoupis, de sorte que notre déplaisant guide n’a pas osé sonner aussitôt l’heure du départ. Marta a fait partie des dormeurs, mais quant à moi, échauffé par le souvenir de la nuit à l’hôtellerie, je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Je me suis donc un peu écarté de la troupe, et j’ai marché sous les vieux murs qui ont connu les combats de l’hiver 1098 et les cris des hommes de Bohémond de Tarente ou de Godefroy de Bouillon. C’est à cet endroit que j’ai fait une découverte dont je dois parler. De loin j’ai aperçu une touffe de fleurs d’un admirable bleu profond. C’était surprenant, dans cette pierraille. En m’approchant j’ai identifié, à l’existence de deux fois trois pétales, une sorte d’iris dont seulement deux tiges se dressaient au-dessus des cailloux. D’ordinaire les iris fleurissent au printemps, mais sans doute les fortes pluies que nous avons connues dans le courant du mois d’août ont-elles trompé la nature et laissé croire à cette plante que le moment de fleurir était revenu. La fraîcheur de ces fleurs dans un endroit aussi minéral et désertique m’a remué le cœur. J’ai pensé à Marta, à sa peau douce et soyeuse, à son regard velouté. J’ai cueilli l’un des iris et je suis revenu, aussi vite que j’ai pu, vers notre campement. Marta était éveillée. Elle riait et plaisantait avec mon neveu Habib. Quand j’ai déposé la tige fleurie sur ses genoux croisés, elle m’a souri de telle façon que j’en fus tout tremblant. Mes sentiments pour elle deviennent chaque jour plus tendres et je crains que ne vienne celui où je ne leur résisterai plus. 


1 commentaire:

loic a dit…

Merci, tu m'épates encore!