10.8.12

À LA MANIÈRE DE…

Guy de Maupassant (1)
(Promenade)

Malgré la douceur de ce soir d’été, il enfila son veston avant de sortir : on ne sort pas en chemise, à son âge. Dehors la lumière orangée du couchant lui brûla les yeux. Il baissa la tête pour ne pas être ébloui. C’était un soir de juin, d’une douceur incroyable, qui répandait sur Paris une irrésistible envie de partir en promenade. Au lieu de tourner à droite pour retourner directement chez lui, il prit vers la gauche et commença à descendre vers la Seine par la rue Dauphine. Changer d’itinéraire était quelque chose qui ne lui arrivait pas plus de trois fois dans l’année, car il vivait d’habitudes et de routines. Combien de fois avait-il fait, par tous les temps, de jour comme de nuit, le chemin qui le conduit de l’étude de M° Le Beuze à la petite chambre où il habite depuis si longtemps ? Presque quarante ans, c’est sûr ! Il était entré comme quatrième clerc chez M° Desroches en 1822. A cette époque l’étude était située rue de Béthisy, sur l’autre rive de la Seine. C’est une rue qui a disparu en 1852, ce qui a contraint M° Desroches à transférer son étude rue de Buci où elle se trouve encore, même si, depuis, Desroches à cédé à M° Le Beuze. Tout cela revenait soudain à l’esprit de ce petit homme sautillant, fluet, presque transparent, au point que les passants le heurtaient souvent car ils ne l’avaient pas vu venir ! Il portait le nom le plus banal qui soit, Pierre Guérin, un nom que personne ne retenait mais qui convenait bien à cette sorte d’invisibilité qui le caractérisait. Cependant, ce soir il semblait avoir oublié son insignifiance et ressentait une sorte de jubilation qui le surprenait lui-même.

C’est à l’angle du quai qu’il remarqua l’odeur. Devant lui marchait une jeune fille en robe blanche de toile de Jouy, ornée de dessins amarante. Un parfum d’iris l’entourait. Le petit clerc ressentit un étrange choc et il marcha un peu plus vite pour se rapprocher de la jeune fille. Tout près d’elle, il aspirait par petites bouffées l’air d’été chargé du parfum. C’est tout juste s’il n’eut pas un étourdissement : ce parfum, c’était celui d’Arlette !

Depuis combien d’années n’avait-il pas évoqué le souvenir de cette Arlette dont il retrouvait soudain la trace, au fond de sa mémoire olfactive ?

C’était peu de temps après son entrée chez M° Desroches. L’avoué l’avait envoyé à L’Isle-Adam porter un acte urgent que lui avait commandé son illustre client M. de Sérisy. Un matin de mai, il avait prit la voiture à quatre roues du père Pierrotin et était arrivé en fin de journée à L’Isle-Adam, au bord de l’Oise. Il avait du passer la nuit à l’auberge tenue par la femme de Pierrotin et n’était revenu vers Paris que le lendemain. C’était un voyage qui aurait pu avoir lieu sans histoire, un de ces déplacements dont on a tout oublié en quelques semaines, mais celui-ci ne s’était pas déroulé comme on aurait pu s’y attendre. Guérin était assis dans le coupé, attendant le départ, les cinq autres sièges étaient vides et en attelant les deux chevaux, Pierrotin s’était plaint que la journée allait lui coûter plus qu’elle ne lui rapporterait. Mais voilà qu’une jeune fille s’approche, elle tient d’une main un gros sac de voyage ventru, en cuir brun, et de l’autre le billet que vient de lui vendre Mme Pierrotin. Le cocher se précipite, ouvre la porte du coupé avec une inclinaison du buste exagérément respectueuse. La voyageuse lui confie son gros sac et grimpe lestement dans la voiture. Guérin respire alors la douce odeur sucrée, mélange de jasmin et de violette : la jeune demoiselle se parfume à l’iris.

Se rendre de L’Isle-Adam à Paris demande presque la journée. Comment, dans ces conditions rester assis, muet, devant une personne souriante, qui n’ose pas elle-même engager la conversation, mais que l’on sent prête au bavardage impromptu qui s’établit normalement dans une telle circonstance ? Guérin n’a rien d’un séducteur, il est petit, maigrelet, avec un visage long et irrégulier, et une voix aiguë qu’il essaie de rendre plus grave en parlant très bas. Il ne sait pas comment aborder la demoiselle, mais après un très long silence il se décide enfin à ouvrir la bouche :
« - Cette région est bien jolie, n’est-ce pas, Mademoiselle. »
La jeune fille n’attendait que ce signal. Elle répondit simplement, puis enchaîna par une autre phrase banale, mais au bout d’une demi-heure, alors que le coucou de Pierrotin prenait le chemin de St Brice, les deux jeunes gens conversaient gaiement, et Guérin éprouvait même une vive excitation qu’il contenait avec peine. Quand, vers deux heures de relevée ils s’arrêtèrent à St Denis pour faire souffler les chevaux, l’atmosphère était franchement cordiale, un peu complice, même, et la fin du voyage devint tout à fait joyeuse : elle l’appelait Monsieur Pierre, il la nommait Mademoiselle Arlette.

Les deux jeunes gens avaient décidé de se revoir, et ils se revirent en effet, plusieurs fois, souvent même, jusqu’au jour où ils se rendirent au Bois de Boulogne pour une promenade autour du lac qui prit un tour voluptueux quand Guérin s’enhardit jusqu’à poser un baiser dans le cou d’Arlette, là où le parfum d’iris était le plus enivrant. Mais elle parut surprise et même gênée de cette privauté. Guérin n’était pas trop fier de lui et le tour du lac s’acheva dans un silence embarrassé. Rendez-vous fut néanmoins pris pour le lendemain soir, au Palais-Royal.

Cependant Arlette ne vint pas au rendez-vous. Pierre Guérin l’attendit, de plus en plus inquiet, mais à peu près convaincu que son comportement de la veille n’était pas étranger à cette défection. Il se dirigea vers la rue Froidmanteau, toute proche, où il savait qu’Arlette demeurait pour quelques temps, chez une tante. A sa question, la domestique répondit que Mademoiselle Arlette était repartie le matin même pour L’Isle-Adam, chez ses parents. Guérin avait compris : son idylle s’achevait, par sa faute. Il ne chercha pas à revoir Arlette. Ecrasé par la honte et le chagrin, il reprit tristement son travail monotone à l’étude Desroches…

Et les saisons succédèrent aux saisons, les années aux années. Peu à peu il finit par se persuader que le seul épisode qui avait mis un peu de romanesque dans sa vie n’avait jamais eu lieu ; et voilà que quarante ans plus tard, alors qu’il n’a plus un cheveu sur la tête et qu’il doit mettre des lunettes pour continuer ses écritures à l’étude, des effluves de violette et d’iris viennent le bouleverser et ressusciter l’image d’un bonheur brièvement entrevu. Non, ce n’était pas possible ! Comment le parfum d’une grisette pouvait-il avoir ce pouvoir de lui déchirer soudain le cœur et de lui montrer brusquement le vide absolu de son existence ?

Il marchait lourdement, sans faire vraiment attention à son chemin. Après avoir descendu toute la rue Dauphine, il avait emprunté le Pont Neuf et continuait maintenant sur le quai de l’Horloge. A sa droite les murs de la Conciergerie vinrent évoquer la prison. Une prison, voilà, sa vie n’avait été que cela ! Malgré la douceur de l’air du soir il avait l’impression d’étouffer, et il traversa le quai pour reprendre son souffle en s’approchant de l’eau.
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Deux jours plus tard, un marinier qui venait d’amarrer sa péniche à la pointe de la nouvelle digue de Grenelle, remarqua une masse grise qui semblait coincée entre la proue du bateau et le bord du quai. Il en avait vu d’autres ! « Encore un macchabée, dit-il. Il va falloir que j’aille chercher les sergents de ville… »

L’examen des papiers trouvés sur le cadavre révélèrent qu’il s’agissait du corps de Pierre Guérin, soixante-huit ans, premier clerc chez M° Le Beuze, avoué, rue de Buci.

(1) Avec la complicité d’Honoré de Balzac (Un début dans la vie).

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