11.11.11

LETTRE A MES JUGES

Je ne devrais sans doute pas vous donner mon nom, mais je vais le faire tout de même parce que je voudrais que vous vous souveniez de moi au moment de décider qui vous allez consacrer. Alors, j’y vais : je m’appelle ‘Aleutian Islands’, et celui qui m’a créé se nomme Michael Sutton.

A partir de demain vous allez passer et repasser devant moi. Avec à la main un crayon et un papier. S’il fait beau vous aurez un chapeau sur la tête. S’il pleut vous serez enveloppés dans un coupe-vent dont la capuche vous couvrira jusqu’au bout du nez. Vous allez me juger. Il ne faut pas que je me plaigne, car je suis là pour ça. Si vous vous arrêtez devant moi, cela signifiera qu’une première épreuve a déjà été passée. Tout le monde ne pourra pas être dans mon cas. Prenez mon voisin, triste et rabougri comme il est, il n’a aucune chance d’être retenu pour concourir. Moi j’ai tout pour plaire. J’ai de belles feuilles, nombreuses, saines et drues. J’ai aussi plusieurs tiges avec plein de fleurs épanouies. Quand vous passerez pour la première fois dans les rangées, tous serrés contre votre chef, vous allez commencer par éliminer les trois quarts d’entre nous. Le jugement commence comme ça. Il y a trois ans que nous sommes là, tous ensemble, à nous préparer. Mais tout le monde n’a pas eu la même chance. Certains, depuis leur plantation connaissent la galère. Ils ont eu du mal à reprendre, puis ils ont végété. Aujourd’hui, sans force, ils savent qu’ils ne seront pas sélectionnés dans le paquet d’une trentaine auxquels vous allez consacrer toute votre attention. Du moins sont-ils encore en vie. D’autres ont disparu. Soit qu’il n’aient pas eu la force nécessaire pour repartir après leur transplantation, soit qu’ils aient été déracinés par les intempéries hivernales, soit qu’ils aient été arrachés par les lapins ou par les corbeaux. C’est qu’il faut avoir de solides racines pour résister à toutes les épreuves qui nous attendent au fil du temps.

Je crois que j’ai toutes les chances d’être retenu pour l’ultime compétition. Mon feuillage ? Je viens d’en parler. Il ne présente aucune de ces petites taches brunes qui peuvent si cruellement l’enlaidir. Il est d’un beau vert, clair et vif. Il est dense, mais sans excès. Ce n’est pas comme l’autre, en face, de l’autre côté de l’allée, qui a tant de feuilles qu’on se demande où sont ses hampes florales. Parce que, tout de même, nous les iris, nous sommes des fleurs, il ne faut pas l’oublier. Nous sommes là pour fleurir, et nos rejetons doivent être riches en fleur pour faire plaisir à ceux qui vont les acheter.

Justement, nos fleurs, vous allez les examiner sous toutes leurs coutures. Taille, solidité, élégance, volume, consistance des pétales, résistance aux intempéries, durée de vie… Tout va y passer ! Vous allez les palper, les mesurer. Vous allez même vous pencher vers elles pour analyser leur senteur. En plus vous allez faire attention à tout un tas de détails : combien sont-elles à s’épanouir en même temps ? Celles d’un même bouton ne vont-elles pas s’ouvrir toutes au même moment, se gênant les unes les autres ? Vont-elles s’écarter suffisamment de la tige pour pouvoir s’étaler sans s’écraser contre leur support ? Peuvent-elles se déplier sans peine ( celles d’un autre concurrent, non loin de moi, sont tellement crêpées qu’elles se déchirent en s’ouvrant ou, même, restent parfois coincées sans que leurs sépales puissent se déployer) ? Ces appendices à la pointe des barbes sont-ils jolis, discrets, vulgaires, légers, inutilement pesants ? Ces barbes elles-même sont-elles imperceptibles, ou terriblement voyantes ? Combien de jours chaque fleur va-t-elle rester ouverte et fraîche avant de se faner ? Vous êtes pointilleux, vous les juges ! Mais j’ai confiance. A part les appendices – je n’en ai pas – je crois que je fais partie des meilleurs. Regardez-moi, vous serez convaincus !

Mais aussi vous allez prendre des mines circonspectes pour apprécier la richesse ou la tendresse de nos coloris. Cette fleur n’est-elle point trop vivement colorée ? La couleur des pétales s’harmonise-t-elle avec celle des sépales ? Ces traces brunes aux épaules ajoutent-elles du piquant à la fleur ou, au contraire, l’enlaidissent-elles ? Ces teintes sont-elles franches ? Sont-elles ternes ou disgracieuses ? Les a-t-on vu cent fois ou sont-elles originales ? Vous voulez mon avis ? C’est moi que vous allez préférer. Parce que mes deux tons de bleu sont riches et complémentaires. Parce que mes barbes sont discrètes mais font aussi toute mon originalité. Vous connaissez beaucoup de barbes brunes sur un iris bleu ? Quand je me compare à certains des autres concurrents, je me dis que vous devriez être sensibles à cet aspect des choses.

Si je résiste, comme je le crois, à tous vos examens, sans doute aurai-je le privilège de figurer dans le tiercé final, celui où vous allez choisir, après bien des discussions, l’iris qui sera couronné et dont le nom s’inscrira sur les tablettes du concours, à la suite de prestigieux prédécesseurs, aux mérites desquels nous serons tous comparés.

Après ce choix, vous reviendrez une dernière fois auprès de moi. Vous me prendrez encore en photo. Encore un coup d’œil, encore un sourire. Puis je vous verrai vous éloigner pour toujours. Alors dans le jardin vide, je n’aurai plus besoin d’étaler toutes mes beautés. Pour quelques jours encore je serai une fleur de concours. Mais, quoiqu’il m’en coûte, je sais bien qu’après cela, je redeviendrai une plante anonyme, semblable à toutes mes voisines. Pour de long mois…




Illustrations :
‘Aleutian Islands’ (Michael Sutton, 2007) ((Midnight Oil x Midnight Thunder) X (Airforce One x Starring)) ;
‘Landgräfin Elizabeth’ (Wolfgang Landgraf, 2007) ((Rustler x Sweet Musette) X Honky Tonk Blues) ;
‘Papillon de Mai’ (Rose-Linda Vasquez, 2007) (Hindu Magic X Magic Kingdom) ;
‘Polvere di Rosa’ (Luigi Mostosi, 2008) (Dama in Rosa X Velluto Rosso).

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Je viens de découvrir les états d'âmes d'Aleutian Island,bien vu Sylvain!
Qu'elle semaine ce fût que ces jours de concours....

Loïc