19.11.10

LES LIGNES BROUILLÉES




Tous les donneurs de leçon, moi le premier, conseillent à ceux qui veulent se lancer dans l’hybridation de choisir une ligne et de s’y tenir. Même des hybrideurs chevronnés, comme Keith Keppel ou Richard Cayeux, répètent cette consigne. Mais on peut se demander si ce conseil est encore judicieux au point où est parvenue la recherche d’amélioration des iris.

Si l’on veut apprendre quelque chose à propos des iris, il faut lire et relire « The World of Irises » de Bee Warburton et Melba Hamblen, et en particulier les chapitres 3 et 4 intitulés « The Drama of Iris Development » et « Tall Beardeds ». On y découvre un résumé de l’histoire de l’iridophilie des origines à nos jours et, surtout, une analyse couleur par couleur et modèle par modèle des progrès de l’hybridation. C’est là qu’on comprend comment, pour progresser dans chaque domaine, les hybrideurs des années passées ont suivi avec constance et même acharnement une « ligne » dont ils avaient choisi de s’occuper. Ces différentes lignes ont donné naissance à des « lignées », c’est à dire une suite de variétés issues les unes des autres (avec des apports extérieurs divers, néanmoins) tendant à l’obtention d’une plante et d’une fleur parfaite dans sa spécificité, au point que l’obtenteur juge qu’il n’y a plus d’amélioration à apporter, ou que l’amélioration ne peut plus venir que de la fusion de cette lignée avec une ou plusieurs autres. L’application de cette règle est particulièrement caractéristique pour ce qui est des iris bleus.

Sans remonter jusqu’au 19eme siècle, où des iris bleus magnifiques avaient été obtenus, le plus souvent par hasard, une première étape s’est déroulée en France, dans les années 1920. Ferdinand Cayeux avait compris que l’amélioration nécessitait de la suite dans les idées, et il en a eu ! Ainsi avec ‘Sensation’ (Cayeux F. 1925), qui est l’équivalent des meilleurs bleus américains du moment, comme ‘Conquistador’ (Mohr 1920) ou l’incontournable ‘Santa Barbara’ (Mohr-Mitchell 1925). ‘Sensation’ a été précédé par une variété très belle bien que beaucoup moins connue : ‘Idéal’ (Cayeux F. 1923) puis suivi, dans la même lignée, par le magnifique ‘Zampa’ (Cayeux F. 1926), qui se présente avec des qualités identiques mais une approche de la perfection qui est sensible quand on regarde les photos de ces diverses variétés. Au même moment, aux Etats-Unis, d’autres hybrideurs appliquaient le même principe. Chacun avait sa « ligne » et s’y tenait. On considère qu’il y a eu quatre lignes de bleus au cours des années 1930, et qu’elles ont été améliorées sur de nombreuses générations. Mais ce qui devait arriver arriva et, peu à peu, ces quatre lignes se sont alliées, mélangées pour ne plus laisser apparaître qu’une famille où les pedigrees laissent poindre la diversité des origines et montrent les divers croisements interlinéaires.

Ce qui est vrai pour les iris bleus l’est également pour ceux des autres couleurs. On parle des roses de Fay, des roses de Hall, des bruns de Kleinsorge… La séparation par lignées a duré jusqu’aux années 70, avec des confluences de plus en plus fréquentes. Chaque couleur ou modèle est une sorte de fleuve constitué des eaux de multiples rivières, elles-même enrichies de multiples ruisseaux…

Mais si les fleuves peuvent être immenses, leurs eaux sont un puissant mélange où les apports des uns et des autres se sont peu à peu fondus, au point qu’il n’est plus possible dans le grand brassage, de retrouver la part de chacun. Il en est de même pour les iris (et pour toutes les fleurs hybrides, évidemment). Nous ne sommes plus au sommet de montagnes d’où partent différents cours d’eau mais dans de larges vallées où coulent des fleuves majestueux. L’hybrideur d’aujourd’hui ne peut pas dire qu’il va créer et suivre une ligne personnelle. Il doit se contenter de projeter, simplement, d’approfondir le travail de ses prédécesseurs. D’une certaine façon son travail est facilité, un peu mâché par les progrès accomplis par les autres. D’une autre il est compliqué car apporter un plus à quelque chose qui est déjà presque parfait est une âpre gageure.

Heureusement des routes nouvelles apparaissent encore ; les hasards des croisements donnent naissance régulièrement à des modèles ou des associations de couleurs inédits, des voies de recherche nouvelles deviennent intéressantes. L’hybrideur moderne doit être à l’affût de ces « néologismes ». C’est là qu’il pourra exercer avec le plus de succès son talent d’innovateur et son goût pour les belles choses. Si les lignes anciennes se sont brouillées, de nouvelles se dessinent qu’il va falloir surligner.

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