8.1.10











LA MANUFACTURE DE MOSCOU

Jusqu’à la fin des années 70, on citait volontiers comme exemple de capharnaüm commercial le catalogue de la Manufacture de St Etienne, rebaptisée Manufrance sur la fin de ses jours. On y trouvait de tout, y compris les choses les plus improbables, avec des anachronismes des plus savoureux comme certains vêtements avec « modèle renforcé pour explorateur » ! C’est à cet exemple d’éclectisme surprenant auquel me fait penser le travail de l’hybrideur russe Sergeï Nikolaïevitch Loktev. Dès la fin du totalitarisme communiste dans les pays d’Europe de l’Est on a assisté à une montée en puissance impressionnante de l’engouement pour les iris dans ces pays longtemps privés de contacts avec l’Occident et dans lesquels les velléités de culture des iris étaient bridées par la difficulté à se procurer le matériel génétique indispensable. La Russie s’est placée au premier rang de cette frénésie d’hybridation. Malgré l’ingratitude de son climat elle s’est mise à produire de nouvelles variétés d’iris selon un rythme effréné. Cette évolution a fait ici l’objet d’une chronique baptisée « Cap à l’Est », publiée ici en décembre 2004. Aujourd’hui c’est la production de Sergeï Loktev qui va être examinée.

Il a commencé à travailler dès la chute du rideau de fer et je fus peut-être le premier occidental à cultiver un de ses iris, avec ‘Drevni Rim’ qu’il m’apporté en 95 et qui date justement de cette année-là. Comme ses compatriotes et voisins, il hybridait alors à partir de variétés anciennes parvenues on ne sait comment dans les pays de l’Est. ‘Drevni Rim’ est un croisement de (Bang X Stepping Out), mais on trouve aussi chez lui des croisements comme (Wine and Roses x Rippling Waters) ou (Siva-Siva X Petite Posy) et quelques autres du même acabit. Cette période héroïque a duré jusqu’à ce qu’il dispose d’un stock de variétés américaines et australiennes suffisant, c'est-à-dire jusqu’au début du XXIeme siècle.

Dès qu’il a pu, il a abandonné son métier de garagiste, vendu son entreprise familiale, et s’est intégralement consacré à sa passion. C’est autour d’une datcha moscovite qu’il a installé son jardin d’iris, et il faut croire qu’il y dispose d’un grand espace vital pour réussir à cultiver autant de variétés et à produire chaque année autant de nouveautés.

Parce qu’il y a longtemps qu’il a quitté le statut d’entreprise artisanale. J’ai fait le compte : depuis 2000, c'est-à-dire en neuf années, il a enregistré 444 variétés nouvelles ! Personne au monde n’en a fait autant. Il s’intéresse à toutes les catégories : iris nains, intermédiaires, grands… Il ne se spécialise dans aucun coloris, aucun modèle ; en cela il fait mentir la règle qui veut qu’on ne puisse faire du bon travail qu’en choisissant un (ou quelques) thème de recherche et en s’y tenant. C’est en cela que sa pépinière fait penser à la Manufacture de St Etienne ! Rien ne l’arrête. Du temps du communisme triomphant il aurait sûrement été honoré comme stakhanoviste de l’iris ! Les croisements qu’il a réalisés sont à peu près innombrables, parce qu’il ne fait pas comme Barry Blyth, en Australie, qui enregistre des kyrielles de frères de semis : presque à chaque nouvel enregistrement correspond un nouveau croisement. Certains sont tout à fait originaux et démontrent son audace en matière de choix génétiques. On trouve de nombreux croisements intergénérationnels comme (Deltaplane X (Rancho Rose x Sketch Me)), des associations osées comme (Helga's Hat X Sultan's Daughter) – IB x TB -, des choix très internationaux comme (Dark Passion X Polvere di Stelle)…

Il sélectionne les fleurs de toutes les couleurs et de tous les modèles : plicatas, luminatas, amoenas, variegatas, bicolores ; il n’y a guère que les maculosas (ou broken color) qui ne l’ont pas encore inspiré… Et parmi tout ceci des formes de fleurs très dissemblables, avec ou sans ondulations, avec ou sans frisures, avec ou sans éperons… Les quelques photos jointes à cet article donnent une idée de ses iris qui ne comportent aucune « marque de fabrique » spécifique. En parallèle on peut s’étonner de trouver pêle-mêle des fleurs qui relèvent de l’esthétique des années 60 et d’autres très contemporaines d’aspect. Et l’on ne sait rien des plantes qui portent ces fleurs hétéroclites puisqu’elles ne franchissent pas encore les frontières de leur pays d’origine en raison de contraintes douanières héritées de l’empire soviétique. Il dit lui-même qu’il y a dans son travail beaucoup de choses qu’il aurait fallu éliminer, mais qu’au moment du choix il ne sait pas freiner son enthousiasme.

Sergeï Loktev est bouillonnant et inclassable. Il se déclare lui-même « iris dreamer », et il est vraisemblable qu’il ne saura jamais résister à la puissance de ses rêves.

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